L’hiver touchait à sa fin. Des cubes de béton gris flottaient sur une mer de glaise visqueuse où des trains de banlieue déversaient au bout de longs pontons une masse laborieuse en bottes de caoutchouc de retour du travail. Plus loin, le grand large s’étendait avec ses champs de betteraves au petit clapotis de sillons fraichement creusés. Les pêcheurs à marée basse regagnaient leur logis, la musette du déjeuner vide.
La résidence des Nymphéas aux Éparces – exact opposé des tableaux de Monet comme si la laideur s’affublant des dénominations de la beauté pouvait se prévaloir d’une nouvelle esthétique – s’étalait, vulgaire. Deux immeubles perpendiculaires de cinq étages recouverts de petite faïence, l’un rose et l’autre bleu layette, fraichement éclos, qu’on surnommait déjà cages à lapins, accueillaient les immigrés italiens, espagnols, portugais et les Pieds Noirs rapatriés. Une famille d’Arméniens ayant fui le régime communiste bénissait la France. Mais que venaient faire ici Troh et Marie-Ange ?
Un appartement carrelé de froid, au troisième étage d’un immeuble au milieu de champs à perte de vue retournés par les bulldozers, accueillit la famille. Tout le progrès utilitaire fait de petits carreaux et de linoléum paradait dans ce lieu où aucun recoin ne laissait libre cours à la rêverie. Aucune alcôve inutile, aucune fioriture décorative où accrocher les yeux et laisser passer l’imagination, rien que de lugubres tracés rectilignes s’affrontant à angle droit sans pitié.
Le confort en Formica fit son apparition. Aussi bien les formes que les matières s’inspiraient du néant pour créer une banlieue radieuse.
Les amarres rompues, Marie-Ange quittait son passé, sa famille, ses amis, et distançait Palmova. Al et Priscille firent connaissance de leur nouveau cadre de vie : un désert affectif au milieu d’un terrain vague. Repartir de zéro ne pouvait mieux correspondre à l’endroit.